Publicité
18-11-2021

Après des décennies de bannissement, les substances psychédéliques renaissent de leurs cendres. Elles pourraient devenir un outil précieux pour soulager ceux et celles qui souffrent d’anxiété et de dépression.

Dès les premières minutes, l’anxiété de Thomas Hartle s’est envolée. Elle a laissé place à un sentiment de sérénité, à des paysages mentaux et des motifs apaisants, ondulant au gré de la musique diffusée par ses écouteurs. « Ma conscience est devenue ces paysages ; à ce moment-là, ils représentaient toute mon existence. Il n’y avait plus de place pour la tristesse ni pour la douleur », se souvient-il. Ce jour d’août 2020, l’homme s’est laissé porter par son voyage psychédélique, déclenché par la prise de champignons hallucinogènes. Et pendant les mois qui ont suivi, Thomas Hartle s’est senti revivre. « Après le trip, j’ai enfin pu ressentir de la joie, apprécier le moment présent, sans que les pensées négatives m’envahissent. »

Des pensées négatives, ce cinquantenaire de Saskatoon a des raisons d’en avoir. Atteint d’un cancer du côlon depuis 2016, il s’apprêtait, au moment où il nous a parlé, à subir sa 59e séquence de chimiothérapie. « Comme mon cancer est très difficile à détecter par imagerie, les médecins ne peuvent pas me dire où j’en suis. C’est cette incertitude qui est terrible. »

Pour atténuer son stress, Thomas Hartle s’est d’abord tourné vers les antidépresseurs. « Je n’avais plus de pics d’anxiété, mais je n’avais plus de joie non plus. Tout était plat, beige. Ce n’était pas comme ça que je voulais vivre. » L’informaticien a alors cherché de l’aide à la source : il a lu nombre d’études et décortiqué des essais cliniques, dont l’un de l’Université Johns Hopkins montrant l’efficacité de la psilocybine − la substance active des champignons « magiques » −, sur l’anxiété et la dépression des patients atteints de cancer. L’essai était de petite taille, mais concluait à 80 % d’efficacité à l’issue d’une seule prise.

Convaincu, Thomas Hartle s’est tourné vers Therapsil, un organisme qui milite pour l’accès à la psilocybine à titre compassionnel au Canada. Il a demandé à Santé Canada une exemption relativement à la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, la même qui avait permis les premiers accès au cannabis à usage médical avant sa légalisation. Après 100 jours d’attente, elle lui a été accordée. Rapidement, tout s’est organisé : l’homme s’est procuré des champignons sur Internet et a trouvé un psychologue pour l’accompagner dans son étrange voyage salutaire, répété deux mois plus tard pour consolider l’effet apaisant. « Avant le traitement, l’anxiété prenait toute la place. C’est un peu comme si je roulais sur l’autoroute, fenêtres ouvertes, en essayant d’écouter ma chanson préférée à la radio, étouffée par le bruit de la circulation. Depuis, le bruit de l’autoroute s’est presque tu. »

 

Thomas Hartle (à droite) et son thérapeute, Bruce Tobin, fondateur de l’organisme Therapsil, tiennent des champignons hallucinogènes que le patient a lui-même cultivés. Image: PEG PETERS/FALLING FROGS MEDIA

Étude après étude, la tendance se confirme. Les psychédéliques sont prometteurs, voire supérieurs aux traitements classiques dans certains contextes.

Son histoire peut sembler marginale, mais elle reflète un mouvement de plus en plus influent qui prône le recours aux psychédéliques en association avec la psychothérapie classique pour soulager certains troubles mentaux. « Le fait qu’un gouvernement autorise ainsi l’utilisation de la psilocybine en dehors d’essais cliniques est un tournant », se réjouit Kyle Greenway, chercheur et résident en psychiatrie à l’Université McGill, qui précise que le Canada est en avance sur la plupart des pays. Si Thomas Hartle a été le premier « exempté » à tenter l’expérience au pays, Santé Canada a par la suite accordé 47 autorisations à des personnes en fin de vie, nous indiquait le ministère à la fin août 2021.

La psilocybine, mais aussi la MDMA (le principe actif de l’ecstasy), le LSD ou encore la kétamine font ainsi leur apparition dans quelques services avant-gardistes de psychiatrie, gagnant du terrain dans un milieu conservateur où ces drogues illégales n’ont pas bonne presse. Il faut dire que l’approche sort des sentiers battus. Le but est déroutant : altérer la conscience du patient, lui faire vivre un chamboulement psychique, une expérience puissante, voire mystique, qui change son rapport à lui-même et au monde. L’étymologie grecque du terme psychédélique ne signifie-t-elle pas « qui rend visible » (deloun) « l’esprit » (psukhê) ?

« C’est une révolution, il n’y a pas de doute là-dessus. En psychiatrie, cela fait des années que les innovations thérapeutiques sont très peu nombreuses. Or, les psychédéliques sont radicalement différents des autres médicaments », plaide David Nutt, directeur du Centre de recherche sur les psychédéliques de l’Imperial College London, l’un des seuls instituts consacrés au sujet, qui a vu le jour en 2019. Alors que la dépression est la première cause de morbidité et d’incapacité dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé, et qu’un milliard de personnes souffrent de troubles de santé mentale, la médecine psychédélique apparaît, pour certains thérapeutes en mal d’options, comme une vraie bouffée d’oxygène.

Une inclusion dans la pharmacopée serait une sacrée revanche pour ces drogues associées depuis des décennies aux dérives du mouvement hippie, aux fêtes débridées et aux festivals de musique électronique…

Que sont les psychédéliques ?

Les substances psychédéliques ont été utilisées par plusieurs cultures au fil des âges, souvent dans le cadre de transes et de rituels divers, même si peu d’études documentent l’ampleur de cet usage. Outre les quelque 200 espèces de champignons hallucinogènes, les plus connues sont l’ayahuasca, préparé à partir d’une liane, en Amazonie, et la mescaline (extraite du peyotl, un cactus) au Mexique. On appelle psychédéliques « classiques » :

  • la psilocybine,
  • le LSD ou acide lysergique diéthylamide,
  • la DMT ou diméthyltryptamine (ayahuasca),
  • la mescaline.

Ils agissent tous sur les récepteurs 5HT2A dans le cerveau. Par extension, malgré leur mode d’action différent, on inclut dans les recherches sur le sujet la kétamine et la MDMA (ou 3,4-méthylènedioxyméthamphétamine), qui ont des effets comparables.

Toutes ces substances peuvent causer des changements de perceptions sensorielles et spatiotemporelles (hallucinations, état onirique, etc.), une modification de la conscience de soi, de la conscience de son corps (dépersonnalisation) ainsi qu’une altération du mode de pensée (pensées magiques, spirituelles, intuitions, délires).

Retour en force

Les recherches fusent : dans le monde, une centaine d’essais cliniques sont en cours pour évaluer l’efficacité de ces substances contre la dépression, l’anxiété, la dépendance à l’alcool ou au tabac, les troubles obsessionnels-compulsifs ou encore les troubles alimentaires. « Dans toutes ces maladies, le cerveau est bloqué sur une rumination permanente, où les pensées dépressives ou addictives tournent en boucle. Les psychédéliques brisent ces schémas et rendent le cerveau plus flexible, plus apte à résoudre les problèmes », résume David Nutt, qui vient de lancer des études sur la psilocybine contre l’anorexie et la douleur chronique.

Étude après étude, la tendance se confirme. Les psychédéliques sont prometteurs, voire supérieurs aux traitements classiques dans certains contextes. L’équipe de l’Imperial College London a montré dès 2016 que la psychothérapie combinée avec une ou deux prises de psilocybine pouvait aider les personnes atteintes de dépression grave, chez qui divers antidépresseurs avaient échoué. Depuis, plusieurs essais cliniques ont confirmé ce constat, au point que la Food and Drug Administration a accordé fin 2019 le statut de « traitement novateur » à la psilocybine afin d’accélérer les recherches, voire l’approbation de la substance contre la dépression majeure. Un signe fort.

De son côté, en mai 2021, la Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (MAPS), un organisme californien à but non lucratif qui a remis la MDMA sur le devant de la scène, a publié des résultats d’essais de phase III prometteurs pour vaincre le syndrome de stress post-traumatique. Sur les 91 personnes de l’essai, 67 % de celles qui avaient reçu de la MDMA en plus de suivre des séances de psychothérapie étaient rétablies, contre 32 % de celles qui avaient uniquement bénéficié de la psychothérapie. Et près de 90 % des participants rapportaient une atténuation de leurs symptômes, selon l’étude parue dans Nature Medicine. Ce qui fait espérer à l’équipe de la MAPS une approbation de la MDMA aux États-Unis d’ici 2023.

Certes, les essais cliniques sont pour l’instant de petite taille − moins de 200 patients si l’on combine toutes les études menées récemment sur la psilocybine et la dépression par exemple. « Mais l’effet est suffisamment fort pour être significatif dans de petites cohortes, nuance David Nutt. De plus, on ne part pas de rien : on a un héritage scientifique sur le sujet. On redécouvre de fait ce que les recherches avaient révélé dans les années 1950-1960. On sait déjà que ces substances fonctionnent et qu’elles sont assez sécuritaires. Mais cette fois, on conduit les essais de façon contrôlée, avec les diagnostics modernes et des données d’imagerie. »

Avant 1971, année de la ratification de la convention des Nations unies sur le contrôle des psychotropes, qui stipule que les psychédéliques présentent un risque grave pour la santé publique et n’ont pas d’utilité médicale, les National Institutes of Health des États-Unis ont financé plus de 130 études sur l’efficacité du LSD. « Des milliers de patients en ont alors profité », indique le chercheur, mais souvent sans protocole rigoureux ni suivi à long terme. Cette drogue puissante, synthétisée en 1938 par le chimiste suisse Albert Hoffman, est toutefois devenue dans les années 1960 le symbole de la désobéissance civile et des protestations contre la guerre du Vietnam. Cet usage récréatif et la « propagande antidrogue des gouvernements », pour citer David Nutt, ont signé l’arrêt de mort de la recherche médicale sur toutes ces substances.

Sans surprise, leur renaissance ne se fait pas sans heurts. Dans les milieux universitaires, les préjugés sont profondément ancrés, observe Kyle Greenway. « Mon but, c’est d’avoir des données scientifiques solides pour que les mentalités changent et que l’utilisation des psychédéliques devienne courante », lance le jeune médecin. Il a longtemps hésité à parler publiquement de son thème de recherche, qui est pourtant son « sujet de discussion préféré » : la kétamine. À l’Institut universitaire en santé mentale Douglas, à Montréal, il évalue actuellement son effet chez des patients souffrant de dépression résistante, en association avec des séances de psychothérapie.

Si la kétamine n’est pas un psychédélique au sens classique du terme, mais plutôt un anesthésique (déjà utilisé en médecine et donc légal, contrairement aux autres), son effet sur la conscience est proche de celui de la psilocybine. À haute dose, elle provoque aussi des effets dissociatifs, comme l’impression de flotter au-dessus de son corps − ce qui en fait une drogue prisée dans les milieux festifs. Mais surtout, elle a un effet antidépresseur extrêmement rapide, parfois immédiat. Kyle Greenway a vu des patients déprimés depuis des années, incapables de se lever de leur lit, ayant essayé en vain quatre ou cinq antidépresseurs retrouver goût à la vie en quelques séances. « Quand ça fonctionne, c’est un peu comme si l’on condensait les bienfaits de plusieurs années de psychothérapie en quatre semaines », résume-t-il.

Alors que la séance de Thomas Hartle avec la psilocybine a duré environ huit heures, la kétamine agit pendant une à deux heures, ce qui est « plus pratique » en contexte hospitalier. « Concrètement, on rencontre le patient deux ou trois fois avant les séances pour le connaître, le préparer à avoir des attentes réalistes. Le jour venu, on l’installe avec un bandeau sur les yeux, de la musique et l’on procède à l’injection intraveineuse. On le laisse vivre son expérience, sans lui parler, mais en restant à côté de lui. On peut administrer jusqu’à six doses en un mois. Et c’est tout », dit le médecin avec enthousiasme.

Joe Flanders s’anime lui aussi quand il décrit les séances de psychothérapie assistées par kétamine, qu’il a commencé à offrir l’été dernier dans ses cliniques privées de Montréal aux personnes souffrant de dépression résistante. Le psychologue, spécialiste de la méditation de pleine conscience, n’en revient pas de la rapidité avec laquelle certains patients répondent au traitement. Son réseau de cliniques, Mindspace, a été racheté début 2021 par la compagnie Numinus, de Vancouver, qui se spécialise dans la thérapie associée par psychédéliques. Les séances se déroulent en présence d’un psychologue formé au traitement et d’une infirmière qui vérifie le rythme cardiaque et la pression artérielle du patient (les sub-stances psychédéliques les augmentent transitoirement). « Pour environ 5 000 $, on offre deux séances de préparation et trois séances avec prise de kétamine [par comprimé et dose intranasale]. Le lendemain de chacun de ces trips, on fait une séance d’intégration pour discuter, consolider ce qu’on a appris, faire le pont entre cette expérience très intense et la vie quotidienne », explique celui qui est aussi professeur au Département de psychologie de l’Université McGill.

Illustration: Sébastien Thibault

Réinitialisation

Mais comment expliquer qu’un seul trip suffise parfois à sortir quelqu’un d’une dépression dans laquelle il est embourbé depuis des années ? Que se passe-t-il dans le cerveau pour que, en quelques heures, l’anxiété se dissipe, les troubles existentiels se résolvent, la peur de la mort se mue en une confiance en la vie ? À première vue, il y a un semblant de miracle qui effarouche un peu les esprits cartésiens. « C’est vrai que c’est puissant. Mais il y a d’autres choses qui ont ce genre d’effet : vous savez, quand vous tombez amoureux, c’est encore plus puissant qu’un psychédélique. Certaines personnes changent toute leur vie en une milliseconde au nom de l’amour », illustre David Nutt. De la même manière, il suffit parfois d’un drame, d’une agression pour entraver pour de bon les rouages de nos méninges.

Dans le cerveau, les psychédéliques classiques (LSD, psilocybine, ayahuasca…) imitent la sérotonine, un neurotransmetteur lié à la régulation des émotions. Plus précisément, ils se fixent sur des récepteurs bien précis, appelés 5HT2A, à la surface de certains neurones, à la manière de clés s’insérant dans des serrures. « En stimulant les récepteurs 5HT2A, les psychédéliques changent la façon dont nos neurones s’activent et dont l’information est transmise d’une région du cerveau à l’autre », résume la neuropsychologue Katrin Peller.

Dans son laboratoire de l’Université de Zurich, elle étudie l’effet du LSD et de la psilocybine au moyen de l’imagerie cérébrale chez des volontaires en pleine santé. Elle a présenté ses résultats en septembre dernier à Berlin, au congrès INSIGHT de la fondation européenne MIND, qui milite pour la recherche sur ces substances. Elle a découvert qu’elles affectent le fonctionnement du thalamus, qui a pour rôle de filtrer les informations qui nous parviennent. « Sous l’action des psychédéliques, le thalamus est davantage connecté à nos régions cérébrales sensorielles ; il y a plus d’informations qui sont transmises au cortex. Cela peut aider à trouver de nouvelles façons de penser au monde, à soi-même », estime la chercheuse.

Autrement dit, les filtres sont plus permissifs, les neurones communiquent autrement et davantage, et des zones qui ne se « parlaient » pas se parlent enfin, révèlent les études sur des humains et des animaux. Le cortex visuel est submergé, ce qui peut causer des hallucinations et une distorsion spatiotemporelle. Quant à l’amygdale, associée à la peur, elle semble moins réactive. « La psilocybine, notamment, augmente l’empathie émotionnelle. Ça ouvre une fenêtre pour reprendre contact avec l’environnement social », explique la chercheuse.

De son côté, la kétamine agit plutôt sur un autre neurotransmetteur, le glutamate, mais elle entraîne elle aussi une sorte de « recâblage » neuronal. La MDMA, elle, inonde le cerveau de sérotonine. « Tous les récepteurs en reçoivent ! Cela ressemble chimiquement à un état postorgasmique : les gens sont emplis d’amour, d’autocompassion et ils peuvent revisiter l’évènement traumatique et s’y exposer avec moins de douleur », remarque Kyle Greenway.

Dans tous les cas, les chercheurs observent une dissolution de l’égo : pendant le trip, le patient a l’impression de ne faire qu’un avec le reste du monde, voit d’un œil nouveau ses traumatismes ou les causes de son mal-être. « Ce qu’on ne sait pas, c’est si les effets à long terme du traitement sont dus au changement de perspective au moment de l’expérience, à une connectivité différente ou aux deux, reprend Katrin Peller. C’est ce qu’on cherche à découvrir. »

Tous les experts consultés sont néanmoins formels : c’est la psychothérapie qui est au cœur du traitement, la drogue venant plutôt jouer un rôle de catalyseur. « Il n’y a qu’un seul traitement en psychiatrie qui continue à être bénéfique même lorsqu’on l’a arrêté : c’est la psychothérapie », dit Kyle Greenway.

En ce sens, la psychothérapie assistée par psychédéliques est un véritable changement de paradigme. Oui, on chamboule chimiquement le cerveau, on le secoue, avec une expérience transcendantale puissante. Mais on ne guide pas la personne pendant cette expérience ; son esprit vagabonde librement. Néanmoins, pour que la prise de conscience ait lieu et s’inscrive dans le temps, il faut « débreffer » ce voyage en faisant un profond travail sur l’égo, les émotions, les relations. « Plutôt que de prescrire des pilules en 15 minutes, ces séances demandent un dialogue, du temps et un thérapeute bien formé », insiste le médecin résident.

Nul doute que cet encadrement, coûteux en ressources, est complexe à mettre en œuvre dans des services hospitaliers en manque de personnel et d’argent. Les réticences de certains psychiatres s’expliquent en partie par cette lourdeur. « Mais au-delà de ça, c’est aussi une autre façon de voir les troubles mentaux, en rupture totale avec la vision des dernières décennies », argue Kyle Greenway.

Il dénonce le discours du « tout biologique » qui prévaut en psychiatrie − ou a longtemps prévalu, du moins −, selon lequel toutes les maladies mentales résulteraient d’un déséquilibre chimique dans le cerveau. La plupart des antidépresseurs ont ainsi été mis au point pour combler un déficit supposé de sérotonine. « Cette hypothèse n’était pas mauvaise, mais on ne l’a jamais prouvée. Il est temps qu’on adopte des perspectives plus nuancées », s’insurge Kyle Greenway.

Et qu’on se dote d’un arsenal thérapeutique plus vaste et plus efficace. « Les essais cliniques montrent que les antidépresseurs classiques ne fonctionnent que dans 30 % des cas ; et encore, il s’agit de patients “idéaux” sans complications. Quand une personne souffre de dépression résistante, les chances qu’un énième antidépresseur fasse effet sont plutôt de 5 %… Avec des thérapies très courtes de kétamine, on obtient réellement près de 30 % de succès chez ces personnes en échec thérapeutique», avance Kyle Greenway en se fondant sur ses résultats préliminaires et sur d’autres essais. De son côté, David Nutt a montré dans un essai de phase II publié cette année que deux prises de psilocybine pouvaient remplacer un antidépresseur, avec des améliorations plus rapides et une meilleure tolérance.

L’approche donne donc un bon coup de pied dans la fourmilière de la pharmacopée traditionnelle. Elle permet d’envisager le passage d’une prise quotidienne d’un médicament à des interventions ponctuelles, l’instauration de périodes durables de rémission, voire la guérison de certaines maladies devenues chroniques.

« Avec les psychédéliques, on a beau agir sur des systèmes liés à la sérotonine, la différence avec les antidépresseurs est majeure », constate David Nutt, qui utilise lui aussi des techniques de neuro-imagerie pour comprendre le trip. Il existe une quinzaine de « clés » sur lesquelles la sérotonine peut se fixer et dont on ignore encore les subtilités fonctionnelles. Mais on sait que la clé 5HT2A est associée à la neuroplasticité, soit la réorganisation des réseaux de neurones.

De leur côté, les antidépresseurs ont plutôt tendance à augmenter le niveau global de sérotonine dans le cerveau en 8 à 12 semaines. « Cela a pour effet de protéger de façon passive le système limbique [lié aux réponses émotionnelles] en lui permettant de tolérer le stress. Les psychédéliques sont plus actifs. Ils ré-initialisent le cerveau en quelque sorte », affirme David Nutt.

« Sous antidépresseurs, on ressent moins la souffrance. Avec les psychédéliques, on s’y confronte pour pouvoir passer par-dessus », ajoute Michael Ljuslin, chef de clinique aux soins palliatifs des Hôpitaux universitaires de Genève. Il s’intéresse aux bienfaits des psychédéliques chez des patients en fin de vie depuis une quinzaine d’années − la Suisse ayant par ailleurs toujours toléré ce type d’usage.

Sous l’effet de la psilocybine (b), on observe par imagerie fonctionnelle une plus grande connectivité entre les régions corticales, représentées par les points, par rapport au placébo (a). Cela pourrait causer le phénomène de synesthésie parfois observé (correspondance entre des couleurs et des sons par exemple). Image: Petri et coll., 2014, Royal Society Publishing

Jouer avec le feu ?

Illustration: Sébastien Thibault

Mais l’intensité de l’expérience psychédélique, qui confine parfois au spirituel − une rencontre avec Dieu, une communion avec l’univers −, est aussi un terrain miné. On le sait par l’usage festif, ces drogues peuvent déclencher des épisodes psychotiques, voire une schizophrénie chez des individus qui y seraient prédisposés. C’est d’ailleurs la plus grande crainte des partisans des psychédéliques, qui prennent soin d’exclure des essais cliniques toutes les personnes ayant des antécédents de psychose. La condition cardiovasculaire doit aussi être prise en compte.

Autre écueil évident : le risque de dépendance. Sur ce point, rien à voir avec les opiacés. Les psychédéliques classiques sont sûrs, car ils n’entraînent pas de dépendance physique. En bref, les patients règlent leur problème et passent à autre chose. La question est plus délicate pour la MDMA et la kétamine, dont on sait qu’elles créent une dépendance chez certains usagers récréatifs. « Les gens peuvent aimer les sensations, le fait que cela les éloigne de leurs problèmes. D’où l’importance d’un encadrement serré », estime Kyle Greenway. Il démonte du même coup un mythe tenace : non, le trip n’est pas forcément une partie de plaisir. « Sur les 300 traitements qu’on a faits avec la kétamine, seuls de 5 à 10 % étaient purement agréables. Pour les personnes en souffrance, ce peut être un processus en partie douloureux, tout comme peut l’être la psychothérapie. Cela amplifie les perceptions, mais aussi les démons. » L’expérience relaxante de Thomas Hartle avec la psilocybine n’est donc pas forcément la norme ; mais même ceux qui font un voyage déplaisant se disent en général satisfaits du chemin parcouru, notent les thérapeutes.

Enfin, chez certains patients, les psychédéliques ne fonctionnent tout simplement pas. Le risque de déception, voire de désespoir, est grand, avertissent les psychiatres. Henrik Jungaberle, chercheur et directeur de la fondation MIND, remettait les pendules à l’heure en ouverture du congrès INSIGHT. « Certains ont le fantasme que les psychédéliques vont résoudre la crise de santé mentale. La souffrance humaine est si complexe, a tellement de racines qu’il n’y a aucun espoir qu’un médicament puisse en venir à bout. Et il y a beaucoup de chemin à faire avant que ces drogues fassent partie du paysage des soins psychiatriques. » Une approbation précipitée, une mise en place chaotique sans toutes les précautions requises pourrait avoir des effets désastreux, craint-il.

Les modalités d’administration de ces drogues et le remboursement des séances de psychothérapie doivent aussi être discutés. Or, les gouvernements et l’industrie pharmaceutique sont frileux, ce qui explique l’absence de financement d’essais cliniques à grande échelle. « Je suis certain que les psychédéliques vont devenir des médicaments. Mais je me demande si ceux qui investissent dans le domaine vont un jour revoir leur argent ! » admet David Nutt, dont les études sont financées par des dons privés.

Car les traitements ponctuels sont bien moins lucratifs que les pilules journalières, et ces vieilles drogues ne sont pas brevetables. L’entreprise pharmaceutique Janssen commercialise toutefois au Canada, depuis l’été 2020, une forme dérivée de la kétamine (300 fois plus chère que la forme générique) à administrer sous forme de vaporisateur nasal, en cas d’idées suicidaires, en combinaison avec un antidépresseur. « Les sociétés pharmaceutiques cherchent à raccourcir l’action des psychédéliques pour les rendre plus compatibles avec un traitement ambulatoire. Mais je pense que les bienfaits sont vraiment liés à la durée et à l’intensité de l’expérience », soutient Michael Ljuslin, qui étudie le potentiel du LSD, dont les effets puissants durent une douzaine d’heures. Notons que l’efficacité sur le bien-être des microdoses à prendre régulièrement (qui ne provoquent pas de trip), prônée par certains groupes militants, n’a pas encore été établie par les études.

À Saskatoon, Thomas Hartle sent que son anxiété revient. Mais la psilocybine lui a permis de profiter des siens pendant des mois, en retrouvant la joie de vivre qui le caractérise. Son émotion est palpable. « Il y a des gens en fin de vie comme moi [une cinquantaine, selon Santé Canada] qui attendent leur exemption depuis parfois plus de 170 jours. C’est absurde : ils n’ont pas le droit d’essayer la psilocybine, mais ils pourraient obtenir l’aide à mourir en peu de temps. Je me fais un devoir de raconter mon expérience aux médias, aux médecins pour que cela change. » Et pour que d’autres que lui puissent retrouver leur place dans le monde, renouer avec eux-mêmes et le moment présent.

Illustrations: Sébastien Thibault

Erratum: Dans une version précédente de ce texte, il était mentionné que le Dr Ljuslin administrait de la psilocybine à ses patients en fin de vie. Ce n’est pas le cas: il étudie le potentiel des psychédéliques dans ce contexte.

Des doses difficiles à trouver

Quand on veut faire de la recherche sur des drogues illégales, il faut s’armer de patience. Gabriella Gobbi, professeure à l’Université McGill, peut en témoigner.

Dans son laboratoire, elle donne de petites doses quotidiennes de LSD à des souris pour voir comment cela influe sur leur comportement. Pour l’obtenir, elle a dû patienter deux ans, après moult demandes à l’Université, à Santé Canada, puis une commande en Europe. La substance est conservée dans des frigos verrouillés, dans une salle elle-même fermée à clé.

La professeure a constaté qu’au bout de sept jours les souris ayant reçu le LSD devenaient plus sociables et moins craintives. Elle entamera prochainement une étude sur le comportement humain avec des volontaires sains, mais elle déplore le fait que la recherche sur ces substances soit si compliquée.

David Nutt, au Royaume-Uni, se heurte aux mêmes difficultés. Il a commencé à utiliser la psilocybine et le LSD pour comprendre les mécanismes des hallucinations en 2005, avant de percevoir leur potentiel thérapeutique. « Trouver un
fournisseur de LSD ou de MDMA est très difficile, car il n’y a pas d’industrie pharmaceutique qui en produit, dit-il. Pour la psilocybine, c’est un peu plus facile depuis que deux compagnies américaines proposent des doses standardisées. » Dans tous les cas, rien n’est inaccessible à un internaute un peu débrouillard.

Au Canada, l’entreprise New Leaf, qui commercialise du cannabis, se prépare elle aussi, avec sa branche Psirenity, à produire de la psilocybine issue de champignons pour être prête si le produit est approuvé ou dépénalisé (l’Oregon, par exemple, l’a légalisé en 2020). L’usine de production de Psirenity est située en Jamaïque, où la psilocybine est légale. L’entreprise attend une autorisation de Santé Canada pour bâtir un centre de production et de recherche dans le sud de l’Ontario.

S’abonner
Notification pour
guest
1 Commentaire
Le plus ancien
Le plus récent Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
P. Côté
P. Côté
7 mois il y a

Super intéressant! Merci pour cet article enrichissant qui pourra, je l’espère, servir à démystifier une substance naturelle qui, contrairement à l’alcool, ne cause pas autant de ravages sur la santé.

Publicité

À lire aussi

Santé

Ozempic : la solution miracle pour perdre du poids?

Ozempic, Wegovy, Mounjaro : l’arrivée de divers médicaments qui font maigrir rapidement a profondément ébranlé la prise en charge de l’obésité. Fini, les régimes ?
Laurence Niosi 04-04-2024
Santé

Mesurer correctement la tension artérielle est plus compliqué qu’il n’y paraît

Les médecins n’ont pas toujours le temps de mesurer la tension artérielle de façon optimale. Au risque de surévaluer la tension des patients et patientes… et de les traiter inutilement.
Raphaëlle Derome 12-03-2024
Santé

La rougeole en 7 questions

La rougeole est une maladie hautement infectieuse. Récemment, une dizaine de cas ont été détectés au Québec. Faut-il s’en inquiéter?
Annie Labrecque 05-03-2024