Les Conditions de l’évaluation Universitaire

Date Published:

May 8, 2008

Abstract:

La question de l’évaluation professionnelle des enseignants-chercheurs est au cœur du mouvement qui, depuis trois mois et demi, les oppose quasi unanimement au gouvernement français. Ils ont entendu Nicolas Sarkozy leur reprocher de ne jamais voir leur travail évalué, alors que c’est aujourd’hui le cas à chaque étape de leur carrière, chaque fois qu’ils sollicitent le financement d’un projet et chaque fois qu’ils soumettent un article à une revue scientifique. D’autre part, on leur rebat que le « classement de Shanghai » mesure les performances d’ensemble du système de recherche français, alors même qu’il ignore par construction une grande partie de sa production (effectuée au sein du CNRS) et qu’il s’agit d’un palmarès peu valorisé à l’étranger. Le point crucial de la controverse concerne néanmoins le type et les modalités d’évaluation individuelle auxquels il est souhaitable de soumettre les enseignants-chercheurs au long de leur parcours professionnel. De nombreuses interventions publiques ont déjà souligné qu’une évaluation collégiale, indépendante, approfondie et qualitative, par des spécialistes du domaine concerné, était une condition nécessaire pour recruter et distinguer de bons chercheurs. Ce n’est pas un hasard si c’est la façon de faire courante dans la plupart des pays européens, ainsi qu’en Amérique du Nord. En France aussi, jusqu’en 2008, les enseignants-chercheurs étaient sélectionnés exclusivement par leurs (futurs) collègues : d’abord par une section du Conseil National des Universités propre à chaque discipline, puis par une commission de spécialistes de cette même discipline propre à chaque établissement. Le système français comportait néanmoins et comporte toujours de nombreux défauts nuisant trop souvent à son efficacité (et à sa justice), notamment au moment de la première embauche : récurrence du clientélisme local, auditions-éclairs des candidats, manque de transparence des délibérations, pénurie chronique de postes à pourvoir alors que l’Université est déjà en sous-effectifs, attractivité limitée par des conditions de travail dégradées et des salaires peu compétitifs à l’international (y compris en Europe). Pourtant, la vaste « réforme » entreprise depuis deux ans sous l’égide de la loi LRU, ne s’attaque véritablement à aucun de ces problèmes cruellement ressentis par les enseignants-chercheurs. Au lieu de quoi, elle prétend réformer leurs carrières en soumettant les recrutements et promotions à des comités de sélection ad hoc, qui peuvent être largement interdisciplinaires, passibles du véto du président d’établissement, et en conférant à ce dernier le pouvoir de moduler à la hausse le service d’enseignement des universitaires qui seraient identifiés (par qui ? comment ?) comme des chercheurs peu performants. Cette perspective managériale est-elle envisageable ? Est-elle compatible avec le principe de l’évaluation par les pairs (qui veut que le « bon mathématicien » soit désigné comme tel par ses collègues mathématiciens, et le « bon historien » par les autres historiens) ? Pourrait-elle avoir des effets vertueux sur les universités françaises ?

Le livre que l’une d’entre nous vient de publier apporte de nombreux éléments de réponse à ces questions. À partir de l’étude empirique du monde académique américain, où des commissions scientifiques interdisciplinaires et encadrées par un « program officer » attribuent les prestigieuses bourses de recherche qui jalonnent une carrière universitaire réussie, il met en évidence les conditions de possibilité d’un dispositif d’évaluation semblable – par certains aspects – à celui qui est en train de voir le jour en France. Mais aussi les écueils qu’il devrait absolument éviter… Même en se limitant aux sciences humaines, économiques et sociales, les conceptions de l’excellence scientifique et les critères de son évaluation divergent nettement d’une discipline à l’autre. La nouveauté, le caractère généralisable et la virtuosité d’une recherche pèsent différemment et n’ont pas le même sens selon les domaines ; les divers modes de validation d’une connaissance et d’administration de la preuve (par déduction, par induction ou par interprétation) y sont plus ou moins bien acceptés ; et l’idée même de commensurabilité au sein d’une discipline n’est pas partagée par l’ensemble de celles-ci. Enfin, l’innovation – cette mesure utilitariste de la recherche à l’aune des avantages compétitifs qu’elle génère sur les marchés – n’apparaît que marginalement comme une marque de qualité scientifique telle que l’entendent les chercheurs de ces disciplines. L’évaluation ne peut donc s’exercer au sein de ces commissions interdisciplinaires qu’à travers le respect de plusieurs principes fondamentaux : l’indépendance professionnelle de la recherche, qui se fixe elle-même ses objectifs ; la reconnaissance de l’expertise de chacun dans son domaine de compétence ; la croyance de ceux qui jugent en la mission de sélection méritocratique qui leur est confiée. Or, ce fonctionnement est le fruit d’une culture académique relativement confiante dans ses valeurs partagées et consciente des enjeux auxquels elle fait face, mais aussi de normes coutumières, d’ajustements progressifs et d’apprentissages en situation concernant la façon la plus efficace et équitable d’interagir au sein des comités. Par rapport à une sélection automatisée par l’usage seul d’instruments comme les décomptes bibliométriques (qu’il est aisé de manipuler [10]), la délibération apparaît comme un processus décisionnel plus complet et plus juste, parce qu’elle conduit à l’explicitation, à la transparence et à une pondération réfléchie des critères utilisés. Mais les vertus du dispositif relèvent moins de la configuration de celui-ci que des bonnes habitudes et des valeurs qu’y insufflent ceux qui y prennent part ; or, ces dernières ne s’établissent pas par décret. Ainsi, dans le contexte américain, le rôle managérial des « program officers » est de stimuler le développement de mécanismes institutionnels vertueux, et de garantir la mise en œuvre effective de la collégialité et d’une évaluation par les pairs qui contrebalancent les inévitables idiosyncrasies de chacun. Il s’agit donc, malgré leur participation à la constitution initiale du jury, essentiellement d’un rôle de coordination et non de direction.

Bien sûr, on ne saurait plaider ici pour l’adoption de modes d’évaluation qui seraient une copie conforme du cas étasunien. Celui-ci est composé de près de 3000 établissements dispersés à travers le pays, dont plusieurs centaines d’universités qui développent une activité de recherche plus ou moins intensive . Cette dispersion accroît le degré d’autonomie, d’anonymat et de non coordination des procédures d’évaluation qui se tiennent de part et d’autre ; tandis qu’en France, la taille comparativement limitée du monde académique rend plus denses et quasiment inévitables les liens d’interconnaissance. Par ailleurs, au delà de l’octroi des bourses individuelles de recherche dont les modalités sont présentées ci-dessus, l’ensemble de la carrière d’un-e universitaire américain-e se déroule dans un monde à la fois plus fluide (en termes de mobilité professionnelle) et hiérarchisé (en termes de classements de valeur) que ce n’est le cas en France. Dans ce contexte, des normes instititionnelles partagées (comme l’interdiction pour un département de recruter directement ses propres docteurs ou le poids des avis sollicités auprès d’experts extérieurs lors des procédures locales de titularisation), ainsi que des mécanismes concurrentiels interindividuels et inter-établissements, jouent un rôle central dans la légitimation réciproque du niveau des uns et des autres. Néanmoins, l’étude des pratiques d’évaluation et de gestion des carrières universitaires, telles qu’elles se déroulent Outre-Atlantique, mettent surtout en évidence combien la combinaison entre une délibération collégiale développée et la croyance en un idéal (et une norme) d’excellence académique présentent un caractère auto-réalisateur de cette dernière, ou créent du moins une tension constante dans sa direction. Ce tropisme n’est pas sans inconvénient : il suscite souvent un rapport enchanté à la réussite (d’autant plus marqué qu’il est partagé aux États-Unis par la majorité des autres secteurs professionnels), une absence de réflexivité à propos des ressorts de la légitimation en milieu académique, ainsi qu’une valorisation de l’équité supposée et des « gagnants » de la compétition universitaire, au détriment de considérations d’égalité entre ses participants. Mais, ce faisant, il empêche aussi la diffusion d’un scepticisme comme celui que l’on recueille auprès de nombreux enseignants-chercheurs français, qui nient la possibilité même que – dans l’état actuel des modalités d’évaluation – eux-mêmes ou leurs collègues (même les plus reconnus) puissent exprimer un jugement informé et désintéressé sur un candidat. Une des critiques récurrentes du système français tel qu’il existe aujourd’hui (particulièrement vive à propos du recrutement des maître-sse-s de conférence) est que la procédure de sélection ne se donne pas pour ce qu’elle est et qu’il ne s’agit pas, comme aux Etats-Unis, de « jouer le jeu » de la méritocratie et de l’excellence pour les faire ainsi advenir au mieux. Au contraire, la rapidité de la procédure formelle d’évaluation (2-3 semaines pour examiner plus d’une centaine de dossiers et pour lire les publications des auditionnés, et moins d’une demi-heure consacrée à chaque audition, alors même que l’on recrute potentiellement un-e collègue pour les trente-cinq années à venir) amène nombre de commissions de sélection à privilégier d’autres sources d’information pouvant confirmer les qualités de chercheur, informer sur les qualités d’enseignant, et garantir l’aménité de caractère du candidat ; voire à porter directement leur choix sur quelqu’un déjà connu localement, afin d’éviter toute mauvaise surprise. La justice procédurale de la sélection s’en trouve alors inévitablement compromise, au point que se développe parfois une forme de cynisme à l’égard des atteintes qui lui sont portées, laquelle augmente à son tour le risque de voir se multiplier ces dernières… En la matière, l’Université italienne – dont les établissements publics sont largement autonomes depuis 1999 – est un contre-modèle des plus notoires : elle s’est tellement enfoncée (et depuis si longtemps) dans ce cercle vicieux que la véhémence avec laquelle son fonctionnement ouvertement non méritocratique est dénoncé de temps en temps dans l’espace public n’a d’égal que le fatalisme avec lequel ses insiders (et aspirants tels) le reproduisent, et le volume des vagues d’exil vers l’étranger (notamment en France) qui en résultent.

La comparaison avec le cas étasunien suggère par contraste que toute réforme du métier et des carrières des enseignants-chercheurs devrait commencer par se demander comment augmenter l’investissement des universitaires dans la justice du système d’évaluation par les pairs, ainsi que leur croyance en la possibilité de celle-ci. Certaines des mesures nécessaires à cet effet seraient gratuites et à effet immédiat (comme l’interdiction du localisme), mais d’autres devraient consister à limiter au possible la pénurie de moyens et la surcharge de travail administratif auxquelles sont confrontés la grande majorité des universitaires français. En effet, la collégialité se diffuse certainement d’autant mieux que les enseignants-chercheurs d’un département y disposent de bureaux et ne sont pas obligés de rester chez eux pour travailler… tandis que l’organisation d’auditions longues où un candidat multiplierait au cours d’une journée les rencontres et les présentations de son travail requiert des ressources matérielles destinées à cet effet, et que les enseignants-chercheurs puissent être libérés en échange d’un certain nombre de tâches administratives pour lesquelles leur expertise n’est pas nécessaire. L’autonomie et la collégialité académique ne sauraient donc se confondre avec une forme d’autogestion où les enseignants-chercheurs doivent assurer la quasi-totalité des tâches nécessaires au fonctionnement d’une organisation aussi complexe qu’une université. La présence de personnels de support technique et administratif (dont le nombre et les compétences pointues sont un atout des universités de recherche étasuniennes souvent sous-estimé), et d’un appareil de gestionnaires exécutifs veillant à la bonne tenue du budget et (éventuellement) du patrimoine de l’établissement, apparaît comme un pré-requis nécessaire si l’on souhaite que la liberté et l’indépendance des enseignants-chercheurs ne soient pas uniquement formelles. Il ne s’agit donc pas d’un paradoxe, mais de souligner que la réorganisation – nécessaire – des universités françaises ne pouvait faire l’économie d’un affrontement pour redessiner les périmètres de compétence et les prérogatives de chacun des métiers qui doivent se côtoyer au sein d’un établissement. Plus que de fournir des modèles à imiter ou des repoussoirs, la comparaison nous montre à ce propos que les conflits entre logiques managériales et collégiales peuvent se prolonger durant des années et sont faits de petits glissements stratégiques plus que de grandes victoires éclatantes (que l’on pense aux conflits feutrés entre l’administration et les universitaires de Sciences Po Paris, ou au cas américain de la New York University) ; ils peuvent contribuer à reproduire voire renforcer des féodalités antérieures (comme c’est trop souvent le cas en Italie), ou déboucher à l’inverse sur la disparition de départements de recherche entiers sous l’effet du New Public Management (comme ce fut le cas au Royaume-Uni durant les années 1980 et 1990). En France, la sauvegarde de la collégialité apparaît d’autant plus difficile que les universités occupent une position structurellement et conjoncturellement faible au sein de la société : secondes aux classes préparatoires et aux Grandes Écoles en termes de prestige de la formation (et sous-financées par rapport à celles-ci), elles voient désormais leur activité de recherche sous-estimée par les indicateurs internationaux, et font face à un gouvernement qui envisage l’autonomie des établissements essentiellement dans ses dimensions directoriales (avec un président d’université qui en serait aussi une sorte de directeur général) et gestionnaires (afin de diminuer ultérieurement, à terme, l’engagement de l’État dans cette branche de l’éducation supérieure). Portant, après la promulgation (probable) de tous les décrets d’application de la loi LRU, ce sera aux enseignants-chercheurs de chaque université « autonome » de s’organiser – et d’organiser les différents conseils et comités d’établissement – pour se donner les moyens de sauvegarder et d’améliorer la collégialité face aux risques de dérives managériales, clientélistes et/ou autocratiques. Le conflit, ainsi éparpillé au niveau local, sera peut-être moins spectaculaire, mais il est loin d’être terminé.

Notes:

http://www.mouvements.info/Les-conditions-de-l-evaluation.html